Les pizzas de la colère
Des solidarités à l’heure des manifestations...

Le vendredi 21 octobre 2011 par Soleillion

Les occupants de Wall Street ne sont pas organisés. Ils le revendiquent. Ils n’ont ni chef, ni meneur, ni même un projet politique concret ; pas de petit livre rouge agité comme un étendard ; aucune stratégie à part celle d’exercer une pression permanente sur les pouvoirs politique et économique. Ce qui est stratégique et très technique, c’est l’usage de la non-violence et du pacifisme. De perturber sans affronter, sans provoquer [1] . De simples slogans pour exprimer un ras-le-bol général difficile à exprimer autrement. « Nous sommes les 99% » ; avec une formidable envie de se réapproprier à peu près tout. De discuter de tout avec tout le monde – chacun, par tous les moyens est inviter à raconter son histoire. De tout occuper : les villes, les places, les rues, le métro, jusqu’aux courriels des dirigeants des principales banques ou agence de notations américaines : le fameux 1%. Il y a la comme l’incarnation d’une idée assez simple : celle de la démocratie directe en action permanente, en présence permanente, face à des pouvoirs qui s’étaient habitués à un certain silence des masses populaires, voire à une certaine docilité. C’est un réveil.

Planté dans le décor politique autant qu’urbain, sans chef et sans programmes, sans Dieu ni maître – c’est là une véritable expérimentation de mouvement anarchique, auto-organisée : autrement dit, rien à voir avec le chaos –, ces mouvements jouent le rôle des serveurs, d’amplificateurs.

Ils alimentent et se nourrissent des revendications diverses qui, elles, sont souvent portés par des mouvements très structurés, très organisés, capables de revendiquer au plus haut niveau comme de mener des actions. Les environnementalistes mobilisés contre le projet Keystone XL et les sables bitumineux de l’Alberta, par exemple, on récemment trouvé là un terrain d’expression tout à fait privilégié. Les syndicats ne sont pas en reste. Des manifestations de travailleurs accompagnent de plus en plus celles des indignés nord-américains.

La société nord-américaine est sous pression. Elle chauffe. Les turbulences augmentent. Les remous de surface sont alimentés par des courants de grandes profondeurs - celui de l’appauvrissement général notamment - qui travaillent l’ensemble des classes moyennes. Dans les deux dernières années, on a pu assister, successivement, aux mouvements des Tea Parties, aux manifestations de défense des syndicats et des services publics et maintenant aux occupations universelles.

Membres de la classe moyenne pour la plupart, travaillés par les même craintes que les autres, les Tea Parties (dans leurs dimensions populaires) sont un peu à part [2]. Ces mouvements conservateurs cherchent des solutions rigoristes dans les valeurs anciennes de l’Amérique (christianisme des Pères fondateurs) et un individualisme économique extrême (refus de l’état providence et de toute forme de redistribution sociale ou d’arbitrage législatif des lois du marché) ; ce qui n’empêche pas certaines formes de solidarité ou, pour le moins de compréhension. Preuve que les trois mouvements appartiennent au même phénomène, Ron Paul vient de prendre fait et cause, face à Herman Cain, pour les Occupants de Wall Street. Il les considère comme des victimes du système économique en place ; même si ses solutions sont libertariennes et prônent un retrait quasi-complet de l’état de la sphère économique (plus de réglementations, des taux d’imposition réduit à l’extrême). Les liens et les solidarités entre les deux autres mouvements, qui vont du syndicalisme à l’anarchisme, en passant par l’écologisme, le féminisme, etc., sont, en revanche, beaucoup plus directs.

On peut le voir dans un petit exemple. L’hiver dernier, c’était au Wisconsin qu’on occupait : des dizaines de manifestants logeaient en permanence dans le capitole de Madison pour protester contre les mesures anti-syndicales du gouverneur... et les employés de chez Ian’s, une petite chaine locale de pizzerias, travaillaient d’arrache-pied : des centaines de gens achetaient des pizzas à distance à faire livrer aux manifestants en signe de soutien.

Un geste très concret, simple, mais qui permet de faire durer le mouvement et de partager une idée, une condition. Il n’y a pas de plat plus symbolique de la gastronomie populaire américaine que la pizza. Le hamburger lui fait peut-être concurrence mais c’est un met individuel. La pizza, elle, se divise en section égales et se partage.

Les occupants de Wall Street ont pu, à leur tour, manger de ces pizzas de l’amitié et de la fraternité dans la lutte. Des pizzas offertes par les membres de la section locale de Madison, Wisconsin, de la Fédération américaine des employés des états, des comtés et des municipalités. Des pizzas de chez Liberatos Pizza – ça ne s’invente pas –, une pizzeria située à quelques rues de Wall Street et la Liberty Plaza, l’ancien nom du Zuccotti Park qu’occupent présentement les indignés new-yorkais.

Source : Cryptome

Ce geste se répète à peu près partout. De l’autre côté du pays, à Seattle, l’initiative est venue directement d’un patron d’une petite pizzeria. Comme le rapporte CNN, David Meinert, co-propriétaire de Big Mario’s Pizza, des pizzas faites à la façon de New York, s’est vraiment impliqué au côté des indignés de sa ville. Au début du mouvement, un jour de crachin (ce qui est plutôt courant à Seattle), il a eu l’idée de leur apporter une douzaine de pizzas et il a pu mesurer le réconfort qu’elles leur apportaient ! Depuis, sa pizzeria offre 20% de réduction sur toutes les pizzas à destination des indignés et il les livre gratuitement. Une centaine ont été livrées à ce jour. Coup de pub, vraie solidarité, peut-être un peu des deux avec aussi le sentiment de servir sa clientèle : les enfants appauvris de la classe moyenne.

Source : Big Mario’s Pizza

Évidemment, les dons ne s’arrêtent pas aux pizzas, même si la nourriture en générale est le premier d’entre eux (et les pizzas en haut de la pile). Dans certains cas, elle est même relativement abondante.

« Nous recevons de la nourriture plus rapidement que nous ne pouvons en manger, répondait à un blogueur un des gestionnaires de OccuponsChicago. La nourriture se détériore plus vite que nous ne pouvons la manger. Il faudrait que les gens ralentissent leurs dons de nourriture. »

Argent, vêtements, couvertures, groupes électrogènes, en fait, tout se donne et s’échange dans les campements ; dans ces zones hautement politiques, la pizza devient en elle-même un objet politique, notamment de la part des végétariens, et elle reste emblématique de la confrontation politique en place, de la lutte des 99% contre les 1%, comme le revendique les indignés ou, du moins, d’une large part des classes populaires contre une part de plus en plus restreinte d’ultra-riches.

Herman Cain, le sémillant candidat à la candidature à la présidence des États-Unis pour le parti républicain, a construit toute sa fortune en devenant le directeur général de Godfather’s pizza (les pizzas du Parrain), une chaîne de plus de 600 restaurants dans 40 états. Ultra-conservateur, Herman Cain a un programme assez clair et assez simple, résumé par son plan 9-9-9. Un taux d’imposition de 9% pour les individus comme pour les sociétés et 9% pour les taxes de vente. Comme le rapporte le blogue America Polyphony : à propos du mouvement "Anti-Wall Street" dans son pays, il dit sans gêne aucune : "vous ne devez vous en prendre qu’à vous-mêmes si vous n’avez pas de travail et si vous n’êtes pas riches".

Entre les pizzas de Madison ou de Wall Street et celles d’Herman Cain, il y a toute l’Amérique d’aujourd’hui. Tout le combat politique entre une classe, appauvrie et en lutte, qui mange des millions de pizzas, le fameux consommetariat, et une classe riche et arrogante, ultra-minoritaire, qui s’étonne que les pauvres ne mangent pas de brioche à tous les repas [3].

Il se pourrait bien cependant que les classes moyennes américaines changent de régime. Une pancarte d’OccuponsDallas, Texas, formule ce souhait ainsi : « Nourrissez la colère. Mangez un lobbyiste »... Avec ou sans olive ?

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Source de l’illustration : David Meinert

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Auteur :

Renart Saint Vorles est un coureur des bois numériques nord-américains.

Notes :

[1L’exemple des micro-humains est assez représentatif de ces techniques ; l’usage des microphones artificiels ou d’amplificateurs de voix ayant été interdit (ce qui rend les discours particulièrement inaudible en milieu urbain), des "micro-humains" répètent, phrases après phrases, ce que dit l’orateur afin qu’un grand nombre puisse entendre. Pour un exemple concret : voir le discours de Bill McKibben sur YouTube

[2Les Tea Parties sont des mouvements complexes. Certains d’entre eux connaissent une réelle assise populaire - le mouvement de Ron Paul par exemple -, tandis que d’autres, tel que le Tea Party Express, ont été monté de toute pièce, à grands coups de millions de dollars, par de puissants groupes ou individus : voir l’analyse de l’NAACP ici

[3Dans le même genre d’idée, les courtiers en bourse de Wall Street avaient accueillis les manifestants en sabrant le champagne depuis le balcon de la bourse


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