Adieu voitures, bonjour trottoirs !
Quand l’Amérique change son modèle urbain

Le lundi 13 février 2012 par Soleillion

Nous l’avions vu, les Américains sont gros. 68% de la population est en sur-poids ou obèses et cela devient un vrai problème pour l’Amérique. L’alimentation souvent trop grasse ou riche est au cœur du problème. Elle n’explique cependant pas tout.

Les Américains, dans leur ensemble, sont les grands champions de l’inactivité physique, surtout de la plus simple [1] : ils ne marchent quasiment pas. Tandis que les médecins recommandent 10 000 pas par jours, toutes activités comprises, les Américains en font à peine plus de la moitié.

Paradoxalement, le sport tient une place considérable aux États-Unis. Télévision, journaux, radios ne cessent d’en parler. On lui élève des temples à pris d’or. Cependant, en grande majorité et donc en moyenne, les Américains ne bougent guère. Ils regardent le sport à la télé mais ne bougent pas. C’est particulièrement vrai dans le Sud, dans le Mississippi notamment, là où les taux d’obésité sont les plus élevés.

Or, soulever de la fonte ou courir plusieurs heures par jour n’est pas nécessairement la solution. La marche, malgré sa simplicité, est un excellent exercice physique avec toutes sortes de vertus. L’AARP, l’association des ainés américains publiait récemment l’histoire de Rick Genter, atteint d’obésité morbide il y a dix ans (et dont toute la famille est plus ou moins dans ce cas) et qui a retrouvé une taille normale simplement en marchant régulièrement et avec un régime adapté. De trente minutes de marche à l’heure du repas, il a fini par se rendre au travail à pied, tous les jours, même dans l’hiver bostonien, soit une vingtaine de kilomètres par jour !

Dans le même genre d’idée, le journal de l’activité physique et de la santé publiait, en mars 2011, une étude réalisée dans le Michigan sur l’activité physique des propriétaires de chiens comparée à ceux qui n’en ont pas. En conclusion, les propriétaires de chien sont majoritairement plus actifs que les autres et l’article recommande d’encourager à "sortir le chien"... à pied !

La voiture, voilà l’ennemi... mortel

Seulement, les Américains ne marchent pas pour une bonne raison : il leur faut survivre à la voiture. À part dans les grandes et vieilles villes comme New York, Chicago, Boston, etc., la plupart des villes et des bourgades usaniennes sont trop favorables aux automobiles. Les piétons n’y ont pas leur place et quand ils tentent de la prendre, c’est trop souvent au péril de leur vie.

Le blogue American écolo rapportait, fin août 2011, l’histoire de cette femme, noire et pauvre. Un soir, elle descend du bus. Son appartement est de l’autre côté de la voie rapide, mais, si elle veut traverser sur les clous, elle doit parcourir 500 mètres dans un sens, traverser au feu, revenir. Trop fatiguée pour marcher plus d’un kilomètre, avec ses trois enfants en bas âge, elle traversa directement. Son fils de deux ans en mourut, percuté par un chauffard ivre. La mère, elle, fut condamnée pour entrave à la circulation...

Cette histoire est loin d’être singulière aux États-Unis. Selon Transports pour l’Amérique (Transportation for America) [2] 47 700 piétons seraient morts, entre 2000 et 2009, pour cause de chaussées mal-conçues, soit 12% des victimes de la route. Dans le même temps, 688 000 autres ont été blessés dans les même conditions. Une étude de l’AARP a démontré parallèlement qu’un grand nombre de personnes âgées ne pouvaient même pas traverser les routes proche de leur domiciles.

Selon le rapport de Transport pour l’Amérique, certaines villes, certains états sont particulièrement dangereux. La Floride, en particulier, se distingue : les quatre premières villes les plus dangereuses pour les piétons s’y trouvent.

Au sommet, Orlando-Kissimme avec une moyenne de 3 morts pour 100 000 habitants et 255,4 points à l’Index de dangerosité pédestre. Dans une agglomération de plus de deux millions de personnes, le nombre de piétons morts chaque année tourne autour de la soixantaine. Entre 2000 et 2009, Orlando-Kissimme compte 557 piétons morts d’un accident de la route. Miami, avec un taux de 2,9 morts pour 100 000 habitants, est très légèrement plus sûre. Mais la ville étant plus peuplée, on y compte 1555 morts sur la même période.

Cette particularité floridienne, précise le rapport de Transport pour l’Amérique, n’est pas liée à son autre caractéristique : être le pays des retraités et des vieux. De ce point de vue là, la Floride est dans la moyenne nationale. Les vieux piétons n’y sont pas plus victimes d’accidents que ailleurs. L’aménagement des chaussées est seul en cause.

Une telle dangerosité à, bien sûr, des conséquences directes sur l’activité physique. Les villes comme Orlando sont des villes où, logiquement, on ne va pas travailler à pied. Seul 1,2% des travailleurs utilisent ce moyen de transport. Ils sont 1,7% à Miami.

En revanche, à Boston, en bas du classement [3], on marche beaucoup plus : 5% des travailleurs se rendent à pied à leur travail. À New-York, deux degrés plus hauts avec une trentaine de point à l’Index, 6,5% des travailleurs sont des marcheurs.

La corrélation entre la dangerosité des chaussées et la marche à pied pour se rendre au travail, même si elle n’est pas tout à fait exacte, fonctionne donc assez bien. À Boston ou New-York, voir Pittsburgh en Pennsylvanie, on marche plus qu’ailleurs. Les villes, assez anciennes, plus anciennes que la voiture de masse, ont hérité d’un urbanisme adapté aux piétons.

Partout ailleurs, l’automobile est reine. Depuis 50 ans au moins, on ne pense que pour elle. Selon le rapport, toutes ces morts qualifiées d’ « accidents », parce qu’imputées à la négligence des conducteurs ou des piétons, arrivent principalement sur les voies rapides, les artères routières. Les piétons sont les grands oubliés de la route. Depuis des années, grâce aux différentes mesures prises, la sûreté des automobilistes et des motards a augmenté, diminuant par là le nombre de blessés et de morts. En revanche, la sécurité des piétons augmente bien moins vite, voire décroit dans une quinzaine d’agglomérations.

Qui est piétons aux États-Unis ?

Contrairement à une idée reçue : beaucoup de monde. Pour des raisons diverses, un tiers de la population usanienne, soit 100 millions de personnes, est piétonne. Ce sont les jeunes qui se rendent à l’école (mais qui ne sont pas accompagnés par leurs parents), les personnes âgées ou les handicapés qui ne conduisent pas ou plus, les pauvres et tous ceux enfin las de posséder et d’entretenir une voiture.

Les pauvres surtout marchent - et les États-Unis comptent au moins 100 millions de pauvres. De ce fait, les minorités raciales marchent plus que les autres car elles sont en pauvreté que les autres.

20% des foyers américains noirs et 14% des foyers hispaniques n’ont pas de voiture. Alors que 9,4% des Blancs se déplacent à pied, 14% des Hispaniques et 11% des Américains Noirs se déplacent ainsi. Les piétons accidentés de la route sont donc sur-représentés parmi ces populations. Les Noirs représentent 12,7% de la population américaine, mais 17,9% des piétons accidentés. Pour les Hispaniques les taux sont respectivement de 13,9 et 18,5%. Inversement, les Blancs non-hispaniques, majoritaires à 63,3% représentent 56,6% des piétons accidentés [4].

Quelque soit la race, l’âge compte aussi. Les piétons âgés de plus de 65 ans sont les plus touchés. Ils représentent 21,7% des piétons accidentés tandis que les personnes âgées de plus de 65 ans comptent pour seulement 12,4% de la population totale des États-Unis.

Le rapport précise que les divisions raciales se retrouvent là encore à la défaveur des minorités, surtout celle des Hispaniques. Parmi eux, les jeunes sont 40% plus atteint par l’insécurité routière que les jeunes blancs ; les Hispaniques de plus de 65 ans sont presque trois fois plus touchés que leurs pairs blancs ; les Noirs aussi sont plus affectés que les Blancs mais dans des proportions bien moindre que les Hispaniques.

Faire des trottoirs

L’Amérique a donc besoin de revoir largement ses infrastructures routières, voire de revenir sur l’intégralité de son urbanisme. Dans un article récent du journal The Atlantic Monthly, Mark Byrnes montre l’évolution du plan d’urbanisme d’une ville moyenne américaine : Buffalo, dans l’ouest de l’état de New York, au bord du lac Erié, à quelques kilomètres des chutes du Niagara. En un siècle, de 1902 à 2011, la ville s’est considérablement « éclaircie ». Construite à l’échelle de l’homme, du piéton, ou du cheval, la première ville à laisser la place à une autre, construite, elle, à l’échelle de la voiture. La grande densité de la première ville a fait place à de larges routes, autoroutes, immeubles de grandes hauteurs entourés d’aires de stationnement énormes, voire... à des prairies là où les zones pavillonnaires sont désertées. La voiture a permis aux gens d’aller s’installer plus loin du centre ville.

Aujourd’hui, cependant, de plus en plus de signes montrent que le mouvement inverse est... en marche. Les États-Unis reconstruisent leurs villes à l’aune de l’homme. Symbole de ce renouveau, élément concret de cette évolution, le trottoir revient en force .

L’obésité et le besoin d’activité physique sont parfois, devant le besoin de sécurité routière, mais en corrélation fine avec lui, le moteur du changement. Quand l’économie s’en mêle, les effets sont encore plus puissant. The Atlantic Monthly résume ainsi la situation :

« les villes obèses sont des villes voiture. Les villes obèses sont des villes qui n’ont pas investie dans des infrastructures piétonnières. Les villes obèses sont des villes où les investisseurs ne veulent pas venir parce qu’ils savent qu’ils devront payer plus d’assurance santé pour leurs employés.  »

À Hernando, banlieue résidentielle de la ville de Memphis, dans le Mississippi, l’état le plus touché par l’obésité et le sur-poids, mais aussi par la pauvreté, la révolution est venu du maire. Après une prise de conscience du problème lors d’un colloque, il a complètement changé sa ville. Il a créé des trottoirs dans les rues pour permettre aux habitants de marcher en confiance et donc de marcher sans s’en apercevoir. Un plan d’urbanisme demande maintenant que les rues prennent en compte les déplacements des piétons et des bicyclettes. Pour le maire, ces aménagements sont une politique de santé publique, mais ils sont aussi une forme de plan de relance économique.

Des exemples plus ou moins identiques tendent à se multiplier un peu partout. La ville d’Omaha dans le Nebraska en est un autre. En 2002, une association, nommé Vivre mieux à Omaha (Live Well Omaha) voulait pousser les habitants à plus d’activité et notamment à se rendre au travail à pied ou à bicyclette [5]. Problème : la ville ne comptait alors que très peu de pistes cyclables. Comme la plupart des villes américaines, Omaha était essentiellement construite pour l’automobile.

En dix ans, elle est parvenue à considérablement changer les choses. Grâce à de l’argent public et celui de donateurs privés, des pistes cyclables ont été aménagées et les trottoirs repensés. La ville s’est dotée d’un Comité consultatif pour les cycles et les piétons. Aujourd’hui, quand on regarde le schéma directeur de la ville en matière d’aménagements routiers [pdf], les pistes cyclables ou les passages piétons tiennent une place très importante parmi les projets à réaliser. La ville rééquilibre son réseau urbain en diminuant la place tenue par les voitures au profit d’autres modes de transports [6]

Un article sur Oklahoma City, publié dans The Atlantic, reprend à peu de chose près les exemples ci-dessus, notamment celui d’Hernando.

Le maire convaincu, après une recherche sur internet et à son grand étonnement, d’être obèse, a mis toute la ville (sur la base du volontariat) au régime. L’objectif - atteint depuis lors - était de perdre, collectivement, plus d’un million de livres, soit l’équivalent d’une centaine d’éléphants. [7]

Concomitamment, toute une politique urbaine a été mise en place. La ville se dote d’un véritable réseau de pistes cyclables et de voies piétonnes. Au printemps 2012, elle devrait inaugurer une passerelle piétonnière de plus de 110 mètres de long, traversant une autoroute, et clef de voûte d’un vaste circuit piétonnier. Vue comme un emblème géant du changement, cette passerelle sera couronnée d’une énorme sculpture en acier de plus soixante mètres de haut et en forme de X, reprenant le symbole typique des croisements (crossroads) américains.

Là encore, cette double politique est en réalité une même désintoxication à la voiture. Le maire d’Oklahoma City l’explique ainsi :

«  J’ai réalisé que j’étais le parfait exemple de tous les problèmes auxquels Oklahoma city est confrontée. (…) J’ai toujours vécu en banlieue. J’ai toujours conduit ma voiture. J’aimais garer ma voiture gratuitement devant la porte de telle sorte que je n’ai pas à marcher. Si nous étions à la maison, quand mes enfants y étaient encore, si j’avais dit, « Bon, allons faire un tour dans le quartier », ils auraient immédiatement cherché les clefs de voitures.  »

C’est ce réflexe, tout simple en apparence, que l’Amérique est en train de changer... en se transformant complètement. À San Francisco - mais on est, là, à la pointe du militantisme écologique - la lutte entre les voitures et les trottoirs prend même l’allure d’une guerre de position, d’une reconquête. Le blogue Only in San Francisco, la décrit ainsi dans un récent billet :

La ville « ajoute de nouveaux fleurons à sa « vertitude »(! ) les parklets, des lieux où on remplace des places de parking sur la chaussée en havre pour piétons. Le terme est un néologisme créé il y a environ 2 ans : début 2011, il n’en existait que 4 (il y en a 22 maintenant, 44 sont en cours de réalisation). On supprime donc 2 places de stationnement, parfois plus, et on les remplace par une plate-forme prolongeant le trottoir. Des sièges, des plantes, du mobilier urbain... et voilà ! Ça peut ressembler à une terrasse de bistro, mais c’est toujours un lieu public ! »

L’espoir d’une vie urbaine plus belle, asteur en Amérique, n’est plus (ou de moins en moins), comme il y a cinquante ans, dans la liberté de déplacement donnée par la voiture. Il est dans le trottoir. Dans la liberté d’aller à pied ou à vélo, de voyager grâce à ses muscles, en toute sécurité et en bonne santé.

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Mise à jour : Un article de The Atlantic résume le problème des trottoirs et des piétons en quelques photos.

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Le lundi 11 juin 2012 à 14h41
Aurelie a clavit
Adieu voitures, bonjour trottoirs !

Bonjour,

j’ai beaucoupé aimé cet article ainsi que celui qui évoque les McMansion ! J’habite à Miami et je fais partie des 1,7% de gens qui marchent. J’’ai eu cette réflexion récemment sur la disparition des piétons et la difficulté de circuler sans voiture aux US et ça m’a d’ailleurs inspiré pour l’un de mes articles la semaine dernière sur mon blog ("La nostalgie des tramways") ! Des initiatives sont prises à Miami pour optimiser les espaces urbains pour les piétons et cyclistes... il y a de l’espoir !

Aurelie
http://aclickawayfromoverseas.wordpress.com/

Source de l’illustration : Cette photographie est drôle. Seulement, quand on regarde les bords de route, il appert que l’automobiliste ne peut pas faire autrement pour promener son chien car... il n’y a pas de trottoir !

::::::::: A lire aussi :::::::::
Le 9 juillet 2013 par Soleillion

Auteur :

Renart Saint Vorles est un coureur des bois numériques nord-américains.

Notes :

[1Les chercheurs définissent l’inactivité physique par une absence totale d’activité physique autre que le travail quotidien dans les trente jours précédent l’entretien d’enquête

[2Transports pour l’Amérique est une énorme coalition qui regroupe des dizaines d’association et de collectivités territoriales. Elle a publié un rapport Dangereux par dessin (Dangerous by design) [pdf] en 2011 dont les chiffres suivant sont extraits

[3avec seulement 21,6 points à l’Index et 1,1 morts pour 100 000 habitants

[4Ce qui signifie tout de même que la majorité des accidentés de la route sont blancs. L’insécurité piétonne est un phénomène qui touche, avant tout, l’ensemble de la population

[5Les objectifs de cette associations étant plus large. Elle s’occupe aussi d’alimentation, par exemple


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